XVI
CE N’ÉTAIT QU’UN RÊVE
— Cessez le feu !
Bolitho tremblait de tous ses membres. Il tendit son pistolet à un blessé afin qu’il le lui rechargeât. Il avait peine à le croire, mais ils avaient tout de même repoussé cette attaque. Quelques-uns de leurs assaillants gisaient tout près du parapet, d’autres essayaient de fuir à grand-peine et tentaient de se mettre à l’abri en contrebas.
Colpoys le rejoignit, la chemise littéralement collée à la peau par la transpiration.
— Dieu du ciel ! s’exclama-t-il, en essuyant la sueur qui lui dégoulinait dans les yeux, cette fois-ci, ils sont arrivés un peu trop près à mon goût !
Dans l’affaire, ils avaient vu tomber trois marins de plus, mais ils étaient vivants. Pearse leur avait distribué mousquets et poires à poudre afin qu’ils pussent contribuer à la défense en cas de nouvel assaut. Mais ensuite ? Bolitho contemplait ses hommes, visiblement épuisés. L’air était âcre, encore plein des odeurs du combat.
— Laissez-moi quelques minutes, monsieur ! lui cria Little.
L’engagement avait été si féroce que Bolitho avait dû faire appel en catastrophe aux canonniers de Little pour repousser l’attaque. À présent, à force d’anspects et de pics, ils s’employaient à faire pivoter l’énorme pièce pour la pointer sur le mouillage.
Bolitho dirigea sa lunette sur les six navires qui s’y trouvaient toujours, immobiles. L’un d’entre eux, une goélette à hunier, ressemblait fort à l’un des pirates qui avaient attaqué l’Héloïse. Rien ne laissait penser à des préparatifs d’appareillage, ils devaient attendre que les batteries de la colline vinssent définitivement à bout des assaillants.
Il saisit machinalement la cruche de vin que tenait Pearse. Mais où diable était Palliser ? Il avait sûrement compris ce qui venait de se passer, ce n’était pas possible. Bolitho sentit le désespoir l’envahir. Et si le premier lieutenant avait cru que le détachement de Bolitho s’était fait écraser ? Il se souvint des derniers mots de Dumaresq, au moment où il quittait le bord : Je ne pourrai rien faire pour vous aider. Palliser avait probablement adopté la même conduite.
Bolitho se détourna, pour essayer de cacher à ses hommes son profond désarroi.
— Vous en avez encore pour combien de temps, Little ?
Il se rendit compte au même instant que le canonnier venait de le lui dire. Colpoys et Cowdroy le regardaient tous deux d’un air bizarre, visiblement soucieux de le voir réagir de la sorte.
Little se releva avec peine et annonça enfin :
— Ça y est, c’est prêt.
Puis il retourna à son ouvrage, pour inspecter une nouvelle fois la longue volée noire de la pièce.
— Chargez-moi ça, les gars, et bourrez à bloc !
Il rôdait autour du canon comme une énorme araignée.
— Et il me faut de l’ouvrage bien fait !
Bolitho avait la bouche crispée. Deux matelots transportaient un boulet jusqu’au fourneau, où un troisième les attendait, une grande paire de pinces à la main, paré à le saisir une fois qu’il aurait convenablement chauffé. Ensuite, tout était question de chance. Il fallait le déposer délicatement dans la gueule sur une double bourre. Si la volée explosait avant que le servant eût le temps de s’écarter, tout était fini pour lui. Pas besoin de se demander pourquoi la plupart des capitaines n’osaient pas utiliser de boulets chauffés au rouge à bord.
— Je vais pointer sur celui du milieu, monsieur, annonça Little, comme ça, on a une petite chance de toucher les deux voisins.
Stockdale hocha la tête en signe d’approbation.
— Je veux voir des hommes au sommet de la colline, ordonna sèchement Colpoys : j’ai bien peur qu’ils n’essayent encore de nous déborder.
— Ils reviennent à l’attaque ! cria une voix.
Bolitho bondit au parapet, mit un genou en terre. Des silhouettes bondissaient de rocher en rocher, d’autres prenaient position au flanc de la colline. C’était du travail de professionnel, Garrick avait soigneusement entraîné sa petite armée.
— En joue !
Tous les mousquets se levèrent d’un seul mouvement, les hommes essayant de repérer une cible à leur portée au milieu de l’éboulis.
Une grêle de balles s’abattit sur le parapet. D’autres tireurs s’avançaient à couvert de l’autre côté, profitant de la diversion opérée pour contourner la crête.
Il jeta un coup d’œil à Little, les mains écartées, comme un homme en prière.
— C’est le moment, chargez !
Puis il lâcha une décharge de pistolet au beau milieu d’un petit groupe de trois hommes qui avaient presque réussi à atteindre le sommet. Les autres étaient beaucoup plus difficiles à atteindre. L’air était rempli de cris et d’injures, dans une langue qui lui était inconnue.
Deux pirates bondirent de derrière un rocher et se jetèrent sur un malheureux matelot qui essayait désespérément de recharger son mousquet. Il ouvrit la bouche dans un cri d’horreur muette, mais l’un de ses assaillants le frappa de son couteau et l’autre l’acheva d’un coup terrible.
Bolitho se précipita à l’assaut, écarta une lame qui le menaçait. Sous le choc, sa dragonne lui tordit le poignet, mais il laissa là l’homme qui hurlait de douleur et se précipita sur son compagnon avec une hargne qu’il ne s’était encore jamais connue.
Grand choc de lames. Bolitho avait du mal à garder son équilibre sur ce sol inégal parsemé de gros cailloux.
Mais le bruit du canon jeta son assaillant dans la panique : Little venait de tirer ; le lieutenant en profita pour lui porter le coup final.
Il se précipita à l’abri du parapet, avant même que son adversaire eût seulement eu le temps de toucher le sol.
— Et regardez-moi çui-là ! criait Little.
Une colonne d’eau et de vapeur s’élevait là où le boulet venait de toucher l’eau, en plein entre les deux coques. Le coup était manqué, sans doute, mais voilà qui allait semer une jolie épouvante.
— A écouvillonner, les gars, on éponge !
Little s’était hissé au bord de son trou, tandis que les canonniers retournaient au fourneau pour prendre un nouveau boulet.
— Allez, allez, la poudre !
Colpoys enjamba le rocher taché de sang.
— Nous venons d’en laisser trois de plus au tapis, et l’un de mes fusiliers y est resté, pour faire bon compte.
Il s’essuya le front de l’avant-bras, l’épée pendant au bout de sa dragonne.
La lame était noire de sang séché. Cette fois, ils ne pouvaient plus espérer repousser une nouvelle attaque. Des tas de cadavres jonchaient la pente, mais Bolitho savait bien que d’autres assaillants se regroupaient déjà plus bas. Et ils craignaient certainement plus la colère de Garrick que la furie d’une poignée de marins.
— On y va !
Little plongea sa mèche lente dans la lumière ; la pièce recula violemment.
Le boulet s’éleva lentement avant de plonger sur les navires immobiles. Bolitho vit une bouffée de fumée, et une grosse masse se détacha de l’une des goélettes avant de s’écraser un peu plus loin dans l’eau.
— Coup au but, on les a eus !
Les canonniers, le visage noirci et luisant de sueur, dansaient comme des sauvages autour de leur pièce.
Sans perdre de temps, Stockdale pesait déjà de tout son poids sur un anspect pour peaufiner le pointage.
— Il a pris feu ! fit Pearse, mais qu’ils aillent au diable, ils essayent d’éteindre l’incendie.
Bolitho concentrait son attention sur la goélette mouillée à l’autre bout du lagon, là où l’endroit était certainement le plus sûr. Son foc faseyait déjà, des hommes couraient à l’avant pour couper le câble.
Il se précipita, n’en croyant pas ses yeux, incapable de détacher son regard de la goélette.
— La lunette, vite !
Jury lui mit l’instrument dans les mains et resta là à le regarder, comme pour essayer de deviner sur son visage ce que le lieutenant observait avec tant d’intérêt.
Une balle passa à lui raser les oreilles, mais Bolitho ne broncha même pas. Il ne voulait pas perdre la moindre miette du spectacle merveilleux qu’il avait sous les yeux, au risque de se faire tuer.
Ils étaient très loin, mais il les reconnaissait sans aucun doute possible : la grande carcasse de Palliser, sabre en main, Slade et quelques marins près de la barre, Rhodes qui houspillait ses hommes aux drisses et aux bras. La goélette tombait lentement dans le vent. Bolitho crut un instant qu’elle était sous le feu, il apercevait des objets qui tombaient à l’eau de chaque bord. Mais non, les hommes de Palliser passaient tout bonnement l’équipage par-dessus bord pour ne pas perdre un temps précieux à mettre les forbans en sûreté.
— Ils ont dû arriver à la nage ! cria Colpoys, tout excité. Sacré Palliser, tiens ! Il a astucieusement tiré parti de notre attaque pour monter sa petite affaire.
Bolitho était complètement assourdi par le vacarme des mousquets, des pierriers qui tiraient par intermittence. Palliser ne se dirigeait pas vers le centre du lagon, il avait mis le cap droit sur la goélette touchée de plein fouet par le coup de Little.
Lorsqu’il l’aborda, Bolitho vit une série d’éclairs : Palliser était en train de les chasser de leur pont, leur ôtant ainsi tout espoir de lutter contre l’incendie qui faisait rage. D’épais nuages de fumée sortaient des écoutilles, la colonne noire dérivait lentement vers la plage et le campement désert.
— Little, alignez-moi le suivant ! ordonna Bolitho.
Quelques minutes plus tard, un boulet rouge vint fracasser la coque d’une autre goélette, déclenchant une série d’explosions dans ses soutes. Un mât tomba, tout le gréement s’embrasa à son tour.
Avec deux des navires en feu au milieu d’eux, les rescapés ne pouvaient plus faire grand-chose, et couper leurs câbles ne leur aurait servi à rien. Quant à la goélette prise par Palliser, elle hissait les voiles.
— Il est grand temps de s’en aller d’ici, fit Bolitho, sans trop savoir pourquoi.
— Prenez les blessés ! ordonna Colpoys. Caporal, préparez de quoi faire sauter la soute !
Little appliqua une nouvelle fois sa mèche lente sur la lumière, le boulet vint toucher le bâtiment déjà en feu. Des hommes sautaient à la mer, on aurait dit des poissons volants, mais la fumée les déroba bientôt à leur vue.
Pearse avait pris un fusilier blessé en travers de son dos.
— Le vent souffle bien, monsieur, la fumée va empêcher cette foutue batterie de tirer !
Matelots et fusiliers descendirent en courant la pente, laissant une crête entre eux et le sommet de la colline.
— Par là, c’est l’endroit le plus proche ! fit Colpoys en montrant un point au bord de l’eau – il tomba à genoux, porta les deux mains à sa poitrine : Oh, mon Dieu, cette fois, ils m’ont eu !
Bolitho appela deux fusiliers à la rescousse pour porter leur officier. Le vacarme était infernal – bruits de fusillade, grondement sourd des flammes qui faisaient toujours rage. On entendait des cris, et les équipages des goélettes qui se trouvaient encore à terre au début de l’attaque escaladaient la colline, dans l’espoir de trouver un refuge sous la protection de la batterie.
Bolitho s’arrêta les pieds dans l’eau, haletant, la vue brouillée. Ils avaient fait l’impossible, Palliser avait tiré le meilleur parti de leur travail, mais ils étaient maintenant à bout de bord. Ses mains tremblaient, il dut mettre un genou en terre pour recharger son pistolet, le dernier coup peut-être.
Jury et Stockdale étaient avec lui mais, lorsqu’il compta les rescapés, il se rendit compte que moins de la moitié de ceux qui avaient pris la crête étaient arrivés jusque-là.
Ils entendirent soudain une énorme explosion : la soute venait de sauter. L’énorme canon dévala la pente en compagnie de quelques cadavres et de gros blocs de rocher.
L’aspirant Cowdroy désignait quelque chose de la pointe de son sabre à travers la fumée :
— Une embarcation, par ici, regardez !
Pearse posa son blessé sur le sable et entra dans l’eau d’un pas décidé. Il brandissait son terrifiant coutelas au-dessus de sa tête.
— On va s’les faire, les gars !
Ils étaient poussés par un dernier sursaut de désespoir. Les marins étaient bien tous les mêmes : on n’avait qu’à leur donner n’importe quel objet flottant, ils étaient toujours sûrs d’arriver à en faire quelque chose.
Little avait également sorti son couteau et montrait les dents.
— On va te les ratatiner avant qu’ils aient posé un pied par terre !
Jury tomba à côté de Bolitho ; il crut d’abord qu’il avait été touché par une balle de mousquet. Mais non, il essayait de lui montrer désespérément quelque chose, le canot qu’ils distinguaient mal à travers la fumée.
Et Bolitho comprit à son tour.
C’était Rhodes, à l’avant de la grande baleinière. Il commençait à distinguer des chemises à carreaux derrière lui, des matelots de la Destinée.
— Allez, dépêchez-vous !
Rhodes sauta sur la plage, empoigna Bolitho par le poignet.
— Tu es entier ? – il aperçut Colpoys : Allez, donnez-moi la main !
L’embarcation était remplie à ras bord, quelques hommes étaient blessés, le plat-bord n’était pas à plus de cinq pouces au-dessus de l’eau. Ils firent lentement demi-tour, comme une espèce de monstre marin, perdu dans les fumerolles.
Au milieu des cris et des jurons, Rhodes réussit enfin à expliquer ce qui s’était passé :
— Nous savions bien que tu essaierais de nous rejoindre, c’était ta seule chance. Mais, Seigneur, tu peux dire que tu as déclenché une véritable émeute, espèce de salopard !
Une goélette en flammes dérivait sur eux. Bolitho sentit sur son visage la chaleur de la fournaise. Ils discernaient des explosions à travers la fumée : une soute à munitions sautait dans la colline ou sur le lagon.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Rhodes se leva et adressa de grands gestes au barreur.
— Allez, bon sang, sur tribord, sur tribord !
Les deux mâts de la goélette étaient déjà au-dessus d’eux ; Bolitho se précipita avec les autres pour essayer de saisir les lance-amarre qu’on leur jetait du pont, de vrais serpents se tortillant dans la fumée.
Criant, gémissant de douleur, les blessés furent hissés à grand-peine. Un homme était tout de même mort avant d’embarquer, à deux doigts du salut, et juste au moment où il longeait la muraille avec ce seul passager à son bord, Bolitho entendit Palliser aboyer des ordres. Il le rejoignit près de la barre où il se tenait avec Slade.
— Mais on dirait un échappé du bagne ! s’exclama le second en riant.
Bolitho était trop épuisé pour savourer la plaisanterie.
Rhodes s’était agenouillé près de Colpoys.
— Si seulement nous arrivons à rejoindre ce vieux Bulkley assez vite, il survivra.
Palliser leva la main, et la barre tourna lentement. Une autre goélette arrivait sur leur avant, manœuvrant pour éviter les épaves en feu. Elle se dirigeait vers la passe.
— Le temps qu’ils découvrent que nous leur avons pris un bâtiment, nous serons loin !
Il se retourna pour observer le San Agustin dont les mâts émergeaient de la fumée. Il était toujours à l’ancre, mais les forbans y avaient sans doute fait embarquer leurs meilleurs marins pour être en mesure de noyer tout bâtiment en feu qui s’approcherait un peu trop.
— Et après, ce ne sera plus mon problème, conclut Palliser.
Comme pour le démentir, un boulet s’écrasa sur bâbord avant : les canonniers de Garrick avaient enfin compris ce qui se passait.
La fumée commençait à se dissiper, l’île émergeait au soleil. Ils allaient franchir le récif.
— Regarde donc, Bob, murmura Pearse, la voilà !
Il souleva la tête du blessé pour qu’il puisse voir, lui aussi. On apercevait les huniers de la Destinée : Dumaresq manœuvrait pour s’approcher du récif.
Pearse, bosco de son état, qui avait fait le coup de poing comme un diable à quatre, l’homme qui n’avait jamais hésité à fouetter un matelot coupable quand le capitaine lui en donnait l’ordre… oui, c’était ce même Pearse qui parlait :
— Il y a le pauvre Bob qui vient de passer, monsieur.
De ses doigts salis par le goudron, il ferma les paupières du jeune matelot, avant d’ajouter :
— On lui aurait laissé, une minute de mieux, il était sauvé.
La frégate réduisait la toile, des hommes se précipitaient à la coupée, les deux bâtiments se rapprochaient lentement. La figure de proue les accueillit, immuable, blanche et virginale, sa couronne de lauriers crânement posée sur la tête. On eût dit qu’elle pointait son bras vengeur sur l’île masquée dans la fumée.
Mais Bolitho était obnubilé par ce Bob, par un cadavre solitaire qui maintenant dérivait au gré des flots dans la baleinière, par le mal qu’avait eu Stockdale, qui le veillait, à s’en arracher quand on lui avait donné l’ordre d’embarquer. Et il pensait aussi à Colpoys, à Dipper, à Jury et à Cowdroy, à tous les autres qu’il avait dû abandonner derrière lui.
— A carguer les huniers !
L’air parfaitement satisfait, Palliser observait la Destinée qui se rapprochait.
— A certains moments, je me suis dit que je ne la reverrais jamais !
Josh Little donna une bourrade à Pearse :
— Dès qu’on sera à bord, on se jette un petit rafraîchissement, d’accord ?
Mais Pearse ne pouvait détacher les yeux du cadavre de Bob.
— Ouais, Josh, et on ajoutera même une tournée pour çui-ci.
— Notre seigneur et maître a désormais la voie libre, dit Rhodes, c’est la dernière ligne droite – il se baissa pour éviter un lance-amarre qui passait en sifflant. Mais, si on me demandait mon avis, je préférerais jouer avec des dés moins pipés.
Il se retourna pour regarder le panache de fumée qui ornait toujours le sommet de la colline.
— Tu es un as, Dick, vraiment.
Ils se regardaient comme des étrangers.
— J’avais une telle peur que vous ne partiez sans nous, fit Bolitho… Que vous ne nous croyiez tous prisonniers.
Rhodes lui montra les matelots qui se pressaient à la coupée de la Destinée.
— C’est vrai, je ne t’ai pas raconté. Nous avons toujours su ce que vous faisiez et où vous étiez.
Bolitho n’en croyait pas ses oreilles.
— Comment cela ?
— Tu te souviens de ton gabier, ce Murray ? Il leur servait de factionnaire. Il vous a vus, Jury et toi, lorsque vous avez quitté le couvert.
Il le saisit par le bras.
— Mais c’est vrai, je t’assure. Il est en bas, on l’a mis aux fers. Il aura beaucoup de choses à nous raconter, mais c’est un vrai miracle pour Jury et toi, non ?
Bolitho, hochant lentement la tête, dut s’appuyer contre le pavois.
Ainsi, il était passé à deux doigts de la mort et n’en avait rien su. Murray avait sans doute pris le premier bâtiment en partance de Rio et avait échoué ici, parmi les pirates de Garrick. Il aurait pu donner l’alarme, il aurait pu les abattre, et on l’aurait traité en héros. Mais, à cause de ce qu’ils avaient vécu ensemble une certaine nuit, il n’avait rien dit, rien fait.
— Rondement, là-bas ! criait Dumaresq dans son porte-voix, je vais finir par me mettre au plein si vous ne vous remuez pas un peu le train !
Rhodes se mit à rire.
— Tu vois, on rentre à la maison !
Le capitaine Dumaresq se tenait à la fenêtre de sa chambre, les mains dans le dos. Il écoutait sans rien dire le compte rendu que lui faisait Palliser du combat et de leur fuite.
Il fit signe à Macmillan de servir à boire à ses officiers exténués.
— J’avais mis à terre des forces destinées à titiller un peu ce Garrick, commença-t-il avec le plus grand sérieux. Je ne pensais pas que vous vous chargeriez tout seuls de l’invasion finale !
Il leur fit un grand sourire, mais un sourire las, d’une tristesse infinie.
— Je penserai à vous et à vos hommes demain matin. Mais sans vous, la Destinée aurait affronté une résistance telle que nous n’aurions probablement pas réussi à en venir à bout. La situation n’est guère brillante, messieurs, mais au moins, nous savons ce qu’il en est.
— Monsieur, avez-vous toujours l’intention de dépêcher la goélette à Antigua ? lui demanda Palliser.
Dumaresq le fixa dans les yeux.
— Votre goélette, c’est bien cela ?
Il retourna à la fenêtre et resta là à rêver devant la mer qui s’empourprait au soleil couchant.
— Oui, j’ai bien peur de devoir vous enlever une nouvelle fois votre prise.
Bolitho se sentait l’esprit étrangement alerte malgré la fatigue et les épreuves de la journée. Le capitaine et son second étaient décidément unis par des liens très particuliers.
— Si le San Agustin est endommagé, poursuivit Dumaresq, il nous faut lui livrer combat le plus vite possible. Lorsque les veilleurs de Garrick verront la goélette s’en aller, il saura que le temps lui est compté et que j’ai envoyé chercher de l’aide. J’en déduis qu’il va tenter une sortie demain, c’est mon hypothèse.
Mais Palliser insistait :
— Il a tout de même les goélettes rescapées, dont deux ont peut-être réussi à échapper aux flammes.
— Je sais bien. Mais j’aime encore mieux ça que de laisser à Garrick le temps de réparer son bâtiment. J’aurais préféré être en meilleure position, mais un capitaine a rarement le choix.
Bolitho pensait aux hommes qu’on avait envoyés armer la goélette, des blessés pour la plupart. Pourtant, il y avait encore de la fierté dans leur regard, et ils avaient quitté la Destinée sous les vivats.
Pour des raisons connues de lui seul, Dumaresq avait désigné Yeames pour en prendre le commandement et Slade devait avoir du mal à avaler cette couleuvre.
Bolitho avait été très touché lorsque Yeames était venu le trouver avant de quitter le bord. Il avait toujours aimé le pilote, mais sans guère penser plus loin.
Yeames lui avait tendu la main.
— Vous serez vainqueur demain, monsieur, j’en suis bien certain. Mais on ne se reverra peut-être jamais. Si ça devait arriver, j’aimerais bien que vous vous souveniez de moi, et je serais fier de servir sous vos ordres.
Et il était sorti, laissant Bolitho rouge de bonheur.
La voix tonitruante de Dumaresq l’arracha à ses pensées.
— Nous rappellerons aux postes de combat demain à l’aube. Je m’adresserai à l’équipage avant l’action, mais je tiens encore une fois à vous renouveler mes remerciements.
Macmillan souleva la portière, essayant d’attirer l’attention du capitaine.
— Mr Timbrell vous envoie ses respects, monsieur, et demande s’il faut masquer les feux.
— Non, pas ce soir. Je veux que Garrick nous voie, il faut qu’il sache que nous sommes là. Il a deux défauts, il est âpre au gain et colérique. Eh bien, j’ai envie qu’il pique une bonne colère d’ici demain matin !
Macmillan ouvrit tout grand le rideau, et aspirants et officiers quittèrent la chambre.
Palliser resta seul avec le capitaine. Bolitho se dit qu’ils allaient certainement discuter de certains détails techniques en tête-à-tête.
Lorsque le rideau fut tiré, Dumaresq se retourna vers son second et le pria de prendre un siège.
— Vous aviez autre chose à me dire, je me trompe ?
Palliser s’assit, étendit lentement ses longues jambes et se frotta les yeux un bon moment.
— Vous aviez raison, à propos d’Egmont, monsieur. Après que vous l’avez eu fait embarquer sur ce vaisseau qui quittait Basse-Terre, il a tenté de reprendre contact avec Garrick, ou de traiter avec lui, nous ne le saurons jamais. Il est passé sur un petit bâtiment rapide et a pris par le passage du nord, si bien qu’il est arrivé ici avant nous. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais Garrick ne l’a visiblement pas écouté.
Il farfouilla dans sa poche et en sortit enfin un collier d’or, dont le pendentif représentait un oiseau à deux têtes en rubis.
— Garrick les a littéralement massacrés. J’ai trouvé ce collier en fouillant un prisonnier, les autres m’ont raconté ce que je viens de vous dire.
Dumaresq prit le bijou et le contempla tristement.
— Murray a assisté à la scène ?
— Il était blessé, et je l’ai envoyé à bord de la goélette avant qu’il ait pu parler à Mr Bolitho.
Dumaresq retourna à la fenêtre. La goélette s’éloignait, les voiles dorées par le soleil couchant, aussi dorées que ce collier qu’il tenait à la main.
— Vous avez eu raison. À cause de ce qu’il a fait et de ce qu’il nous a dit, Murray sera acquitté à son retour. Je doute que son chemin croise un jour celui de Mr Bolitho – il haussa les épaules. Et même si cela devait arriver, ce sera moins dur ainsi.
— Vous ne lui direz rien, monsieur ? Vous ne lui direz pas qu’elle est morte ?
Dumaresq contemplait rêveusement les ombres qui s’allongeaient.
— Non, en tout cas ce n’est pas moi qui lui en parlerai. Demain, nous allons combattre ; chaque officier, chaque homme devra être capable de donner le meilleur de lui-même. Richard Bolitho s’est déjà révélé excellent lieutenant, il promet beaucoup.
Dumaresq ouvrit un battant de la fenêtre et, sans l’ombre d’une hésitation, jeta le collier à la mer.
— Je le laisserai avec ses rêves, c’est bien le moins que je puisse faire pour lui.
Arrivé au carré, Bolitho se laissa tomber dans un siège, bras ballants. L’énergie le quittait, comme l’eau qui s’écoule d’une clepsydre. Rhodes vint s’installer en face de lui, fixant son verre sans le voir, hébété.
Chaque jour a son lendemain qui vous échappe toujours, comme l’horizon.
Bulkley arriva et s’assit lourdement entre les deux officiers.
— J’en termine tout juste avec notre âne de fusilier.
Bolitho hocha sombrement du chef. Colpoys avait insisté pour rester à bord avec ses hommes. Le torse bandé, un bras immobilisé, il tenait à peine debout.
Palliser arriva à son tour et jeta son chapeau sur un canon. Il resta un bon moment à le regarder. Il imaginait sans doute le spectacle des lieux tels qu’ils seraient le lendemain, les toiles enlevées, tous ces objets familiers soigneusement rangés, la fumée, le fracas de la bataille. Il finit par se reprendre.
— C’est l’heure de votre quart, je crois, monsieur Rhodes ? Le patron ne peut tout de même pas tout faire, vous savez.
Rhodes se leva péniblement en émettant un grognement :
— Bien, monsieur.
Et il quitta le carré comme un somnambule.
Bolitho les entendait à peine. Il pensait à elle, il essayait de cacher les événements terribles de cette journée derrière ses traits, comme pour les masquer.
Il se leva brusquement, s’excusa auprès des autres et se retira dans sa chambre. Il ne voulait pas leur laisser voir son désarroi. Et il avait du mal à l’imaginer maintenant, ses traits se brouillaient dans son souvenir, déjà…
Bulkley poussa la bouteille sur la table.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il à Palliser.
Le second ne répondit pas. Il songeait à ce collier qui gisait désormais au fond de la mer. Des funérailles dans l’intimité.
— Je suis content pour Murray, reprit le chirurgien. Je sais que c’est bien peu de chose au milieu de toute cette misère, mais je suis content de savoir qu’il a été lavé de tout soupçon.
Palliser regardait ailleurs.
— Je vais faire ma ronde, j’en ai pour quelques heures.
Bulkley soupira.
— Moi aussi, j’ai du pain sur la planche. J’ai envie de récupérer Spillane, je risque fort d’avoir grand besoin de ses services.
Palliser s’arrêta dans l’embrasure et resta là à le fixer.
— Dans ce cas, dépêchez-vous : il risque fort d’être pendu demain. Voilà qui mettra Garrick de bonne humeur. C’est un espion. Murray l’a vu fouiller le cadavre de Lockyer, à Madère, quand il l’a ramené à bord.
Il parlait d’une voix sèche, l’effet de la fatigue sans doute.
— Spillane s’est douté que Murray l’avait surpris, il a essayé de le faire accuser, pour le vol de la montre de Jury. Il se disait peut-être que cela créerait des tensions entre l’avant et l’arrière. On a déjà vu ce genre de chose.
Et il conclut, amer :
— Ce n’est qu’un meurtrier, il ne vaut pas mieux que Garrick.
Il quitta le carré sans ajouter un mot. Bulkley se retourna ; le chapeau du second était resté posé sur le canon.
Quoi qu’il dût arriver le lendemain, rien ne serait jamais plus pareil. Quelle tristesse…
La nuit tomba pour de bon, l’île Fougeaux se perdait déjà dans l’obscurité. La Destinée brillait de tous ses feux, véritables rangs d’yeux scrutant la nuit.